jeudi 9 décembre 2010

Dis moi ce qui tu manges et je te dirai qui tu es

We are living in a very queer world:

Dis moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es
Dis moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es
Dis moi qui tu manges et je te dirai qui tu es



Je suis à l'université de Sophia en programme d'échange depuis maintenant presque quatre mois. Sophia est une faculté plus orientée vers ce qu'on appelle dans le monde anglo-saxon les "liberal arts", autrement dit les sciences humaines et sociales. En plus d'un programme en japonais pour les misérables manants dans mon genre qui ne parle pas la langue de Mishima, l'université propose donc un large éventail de cours en anglais, qui peut aller à l'étude du théâtre classique japonais en passant par les relations internationales et les sciences politiques.

Je me suis donc fait plaisir ce semestre. Un cour de littérature comparée centré sur les haikus,  un cour de politique de la citoyenneté (Miam miam), un cour sur le concept du colonialisme et enfin, last but not least, le cour le plus intéressant: Sociology of sexuality and gender. Certes, je vous vois venir, petits pervers. NON, ce cour n'est pas le plus intéressant parce que les mots "penis", "vaginal intercourses" et "homosexuality" apparaissent systématiquement. Les élèves ne contemplent pas le professeur Farrer la bave aux lèvres, les yeux plein de stupre, une main dans le caleçon et l'autre tripotant nerveusement les stylos des trousses soigneusement posées à l'avant de la table. Ce qui fait la force de ce cour, c'est qu'il est clairement  composé, avec des lectures qui sont pour la plupart pertinentes et bien discutées. Le prof a du charisme (ce dont les autres manquent quelque peu) et il y a un véritable "background" technique, sociologique et philosophique. " C'est trop sugoi !", en quelque sorte.

Le cour est centré sur des thèmes très variés, étant avant tout une introduction à la Sociologie de la sexualité. On passe donc par l'étude de la patriarchie, l'oppression des femmes, la notion de genre, la notion de "rendez-vous galant", l'homosexualité et la bisexualité, la pornographie, les X gender, Michel Foucault, Karl Marx, d'autres joyeux, et même la théorie du "hook up"! Chaque cour est donc différent, mais les thèmes se recroisent. Et bien sûr, un des thèmes récurrents est le thème des "queer studies".

Ce cours d'introduction à la sociologie de la sexualité parle très largement du concept d' "identité". Aujourd'hui, nous avons eu un cour sur la bisexualité, et le problème d'identité. La bisexualité, d'après Marjorie Garber, est une sexualité bien particulière et véritablement à part de celle de l'hétérosexualité et de l'homosexualité. Il a cette particularité d'être une "non-identité", dans le sens où elle accepte l'ambiguïté, l'incertitude, le changement et la phase grise d'un monde en noir et blanc. Le statut de la bisexualité a apparemment bien changé entre les années 70, années de la révolution sexuelle, aux années 90. Pendant les années de révolte, être bisexuel était défier l'autorité et chercher d'autres normes, se libérer comme les homosexuels ou d'autres minorités essayaient de le faire. Les années 90, d'après Garber, montrent un changement. La politique est passée par là ainsi la cristallisation identaire. Autre fait notable: le Sida est passé avec des ravages et des replis. Enfin, les amours alternatifs se sont d'une certaine manière banalisés, dans les sociétés occidentales du moins.

On assiste alors un phénomène grandissant de biphobie envers "l'identité" bisexuelle. Le monde homophobe les associe nécessairement aux homosexuels, de part le pied qu'ils mettent dans le monde queer. Ils ont aussi été considérés comme ceux qui ont fait passé le Sida, "maladie de pédé", parmis les hétérosexuels, dans les années 1980. Dans une logique inverse, dans certains milieux homosexuels, on assiste à un phénomène de rejet contre ceux qui ont "le cul entre deux chaises", "n'assumant qu'à moitié", "veulent continuer à jouir du "privilège hétérosexuel". Parce qu'ils n'ont pas d'identité claire, ils pourraient compromettre le mouvement identitaire homosexuel. Comment peut on demander le droit au mariage quand une partie de l'équipe peut retourner sa veste pour aller s'assoir bien au chaud dans la maison de "la normalité"? Cependant, la biphobie ne montre pas seulement à quel point la bisexualité n'est pas comprise. Elle montre à quel point l'identité en général a une importance en politique, et qu'une identité qui refuse d'en être une, peut être une menace.

On peut comprendre la politique de la façon suivante. La politique commence souvent par une lutte pour le pouvoir dans l'espace publique. Pour qu'un parti ou qu'un groupe puisse demander des droits, il se doit de se créer une identité, une différence qui puisse lui permettre de gagner en puissance, et d'affirmer son point de vue. Il y a donc, dans les partis politiques, comme dans les groupes identitaires, un besoin d'idéologie, d'un système de pensée nécessaire et solide, montrant des constances universelles et casi-téléologiques dans la réalité humaine. Il y a dans la recherche d'une identité stable et puissante une contradiction avec la politique en elle-même. La politique est le monde du contigent, un monde en perpetuel changement, bien plus réaliste qu'idéaliste, où l'homme politique, bien que parfois orienté par des grandes lignes, est contraint d'avancer en tâtonnant, plus qu'en sachant. D'une certaine manière, les identités montrent encore plus leur facticité dans l'espace politique, car elles essaient de s'adapter à un chaos permanent, et démontrent toutes leur incompatibilité complète avec la réalité.

Michel Foucault, illustre auteur de l'Histoire de la sexualité, était assez sceptique quand à la réelle libération qu'aurait pu entraîner la révolution sexuelle de la fin des années 60 ainsi que de la construction d'identité politique autour de la notion même de sexualité. Pour Foucault, nous parlons trop de sexe et de sexualité. Nous aimons à nous dire "réprimés", et c'est ainsi que nous avons fait une "révolution sexuelle". Hors, Foucault, en retraçant l'histoire de la sexualité, montre qu'on assiste au 19ème siècle à l'apparition des sciences de la sexualité, autour des théories darwiniennes, marxistes, freudiennes, et autre biologistes/médecins. Apparaissent alors médicalement les termes de "femmes histériques", de "pédophiles" et d'"homosexuel" (qui devient alors une maladie clinique). La Science a mis dans des cases et a donné une assise autoritaire à la sexualité. Et, tout en nous pensant réprimé, nous parlons alors sans cesse de sexe, pensant se libérer et pensant construire notre être. Évidemment, il m'est bien difficile de réduire Foucault à un seul paragraphe, qui provoque déjà à lui seul le sommeil prolongé d'une assemblée qui me m'a peut être pas perdu depuis les deux premières lignes (merci à eux!).  Foucault n'est pas non plus exempt de critiques, et je ne serai sûrement pas son meilleur défenseur. En revanche, je voudrais pointer une remarque intelligente de sa part. Est-il véritablement sain de se construire une identité autour de sa sexualité, hors de toute considérations politiques? Foucault est ironique: peut-on par exemple se construire une identité autour de son régime alimentaire?

Dis moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es
Dis moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es

La construction identitaire a ses limites, surtout lorsqu'elle est associé à l'homosexualité. Mon impression est la suivante. Je trouve le développement d'une littérature homosexuelle, d'un cinéma queer et de tout un univers plutot gay ou queer friendly positif dans son ensemble, étant donné l'écrasante hétéronormativité qui règne encore dans nos sociétés contemporaines (phallocentrée qui plus est, il n'y a qu'à regarder MTV). Cependant, celui-ci ne doit être que périphérique et non source d'obsession, ni de communautarisme de gens qui cherchent à être plus "gay que gay". On ne peut pas se dire que l'homosexualité, l'hétérosexualité ou la transexualité sont constitutifs de notre être, qui reste par ailleurs en constante définition dans le flot de l'existence. On ne peut pas se dire: "Je ne sais pas jouer du piano, je ne sais pas faire de sport! Oh mon dieu! ma seul distinction avec les autres est que je suis pédé!"

Faire de sa sexualité une composante trop importante de son identité, c'est d'abord se restreindre et ne pas aller à l'avant d'autres choses beaucoup plus constructives au niveau identitaire. C'est ensuite inconsciemment croire à un essentialisme. Cette question du "est-ce qu'on est homo à la naissance ou depuis l'enfance" est évidemment difficile à répondre. Cependant, le problème est que croire à un déterminisme, c'est croire à un destin, une nécessité et donc quelque part une sorte de malédiction. Comment accepter alors ce que l'on fait, si on se croit maudit à jamais? Comment fait on lorsqu'on essait de se construire une identité avec ce que l'on pense une malédiction? On risque alors à jamais l'ambiguïté non assumée,, en essayant d'être au plus ce que l'on a jamais voulu être. On est alors ce qu'on déteste être, et on s'en débarraserait bien si c'était possible. Voilà pourquoi définir son identité avec une chose finalement aussi banale et incertaine que la sexualité peut être dangereux, et finalement improductif.


"Turbulent, fleshy, sensual, eating, drinking and breeding,
No sentimentalist, no stander above men and women or apart from them,
No more modest than immodest"
                                                   
                                  Walt Whitman, "Song of Miself" (cité par Marjorie Garber, Vice-Versa)


Cet article n'est pas vraiment un pamphlet contre les groupes identitaires. Il ne s'agit pas ici de dire que les bisexuels sont rejetés par le mouvement GLT, et par là quelque part créer une autre identité. Il s'agit de questionner la notion même d'identité, qui parfois, en rassurant et promettant le bonheur, amène souvent à une mauvaise conception de soi-même, "être qui a à être" plus qu'il n'est (si on est Sartrien). La notion même de préférence est biaisé: est-ce que ma préférence pour le libre marché, l'exclusion des noirs, les hommes ou les concombres est vraiment consitutive d'une identité stable? Agir plutôt que de penser à son "être" depuis sa tête, c'est le meilleur moyen pour pas devenir fou, et finir sur les rails de la Chuo line.

Il ne s'agit pas non plus de dire que nous sommes tous et devons tous être bisexuels. Ce serait encore mettre le monde dans une case. Le communisme a essayé de mettre plein de pays dans un seul moule à tarte et s'est retrouvé à couper la pâte qui dépassait de ce dernier avec un grand couteau sanglant.  On peut cependant beaucoup apprendre de la bisexualité. Marjorie Gaber explique que la bisexualité n'existe pas en soi, elle n'est pas une identité, mais une histoire ("a narrative"). La bisexualité prend la temporalité en compte. On peut paraphraser très maladroitement Bergson dans la conférence "le Possible et le Réel". La Réalité est tel un ballon de baudruche qui se gonfle, pas un échequier qui passe de case en case. La réalité, et par là le futur, sont imprévisibles. Toute évaluation d'un possible, signe de la recherche d'une causalité, est finalement une illusion retrospective, la durée vraie étant déroulement de la conscience (oulala, je me ferai frapper par mes potes en fac de philo s'ils lisaient ça!). La bisexualité, c'est admettre que la réalité se construit petit à petit. La bisexualité, sans être une identité, en étant perdu sans cesse, sans définition, et refusant de choisir, montre à toutes "ses grandes soeurs" un nouveau romantisme et une nouvelle liberté, celle de ne pas savoir et d'accepter que "we are living in a very queer world".



"Je ne me suis pas géné.
J'ai un esprit troublé.
Donne moi un peu de temps. ça passera par le vent.
Je veux être seul. Reste là.
Toi ta gueule.
Je ne veux pas m'arrêter.
Je veux t'embêter!"

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