mercredi 10 novembre 2010

Sous le pont Mirabeau version Japonaise

"Bonsoir, je voudrais étudier un magnifique poème de Guillaume Apollinaire. Il s'appelle le Pont Mirabeau."

J'ai reçu un coup de téléphone de Riuji hier soir. Ruiji est mon élève japonais. Elève, oui. Ca y est, je suis sacré professeur de français depuis maintenant plus d'un mois. Enfin, ce n'est pas un travail rémunéré. Disons qu'il s'agit d'un échange: une demie heure en français, une demie heure en japonais. Mais notre échange s'est vite transformé en un repas hebdomadaire, où une charmante damoiselle nous accompagne, comme fascinée par ce grotesque brouhaha linguistique qui se joue entre les tout nouveaux catcheurs de la langue de Molière.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
            Et nos amours
       Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

     Vienne la nuit sonne l'heure
     Les jours s'en vont je demeure

Riuji est vraiment différent des japonais que j'ai rencontré jusqu'à maitenant. Il étudie le français, et pour une fois, ce n'est pas parce qu'il a passé une semaine à Paris pendant les micro vacances annuelles de ses chers parents. Le Français, il l'a aimé de part la littérature et la musique classique. Quelque part, cela fait de lui quelqu'un d'un peu élitiste, mais aussi quelqu'un d'exigeant. Il me parraît étrange de voir un Japonais passionné par la culture de mon propre pays. D'un côté, peut-être qu'ils trouveraient ça étrange si je commençais à faire du Kabuki et si je leur disais que j'avais eu envie d'aller au Japon en lisant Mishima plutôt que Naruto. Les Japonais, du moins, l'échantillon que je peux voir à Sophia, comptent une bonne brochette de joyeux cinglés. Lors du festival de Sophia par exemple, j'ai assisté à un concert de percussions Brésiliennes où le leader se roulait littéralement par terre. Peut être souffrait il d'une soudaine gratelle? Peut être la farine sous ses narines n'était pas de la farine? Peut-être simplement qu'il a trouvé sa voie dans une folle passion des arts-gaijins. En tout cas ce qui est sûr, c'est que quand on décide de délirer au Japon, on délire jusqu'au bout. Pas de quartier.

Mon cher Riuji par conséquent, a décidé de se mettre au Français, et après trois mois de pratique, nous voici déjà dans Balzac, Rimbaud et Apollinaire. A quand Marcel Proust? Ils sont fous ces japonais, dirait Obélix le Gaulois.


Les mains dans les mains restons face à face
            Tandis que sous
       Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse

     Vienne la nuit sonne l'heure
     Les jours s'en vont je demeure
 
"Les mains". Riuji est un fanatique de musique classique et de piano classique. Ainsi, aujourd'hui, pour échapper à la routine du cour, nous sommes allés tous les trois à la salle du piano du campus. Les mains sur le piano alors, j'ai pu jouer un peu, pour la première fois depuis deux mois maintenant. Soulagement. C'est étrange d'ailleurs d'éprouver ce sentiment là pour un bête piano, après un bête morceau. La musique comme langage universelle: j'ai été content d'être applaudi par un japonais! "La musique est un langage universel mon fils" (Merci papa - -")

"les éternels regards". Regards croisés: "Oh mon Dieu, un Gaijin!". Cela arrive plus souvent dans le métro qu'à Sophia, fac internationale par excellence. Mais on reste un gaijin, quoi que l'on fasse. C'est parfois la distance que je sens avec mon élève. Et alors je me demande: n'est-ce pas seulement qu'un problème de langage? Parce que même si la culture est différente, ne serait-il pas plus facile de l'expliquer dans la même langue?
Nos cours se passent de la manière suivante. Je prends mon costume de prof sévère et organisé, je décide de bannir l'anglais. Le Japonais d'en face alors se met à pâlir et dit immédiatement "Sorry but I have to go to the toilet". Je ris intérieurement: "il ne m'échappera pas, MOUHAHAHA". Généralement, je le fais parler, puis le corrige. Je lui fais lire des textes, on discute ensemble de poèmes qu'il aime bien. Toujours la question "Pourquoi?" à chaque fois qu'il ne répond que par oui ou non. L'enfant balbutie et marmonne mais ce fait comprendre. Et l'enfant te sort des phrases du genre: "l'eau représente l'amour et le temps, qui coule sous un pont". Après une demie heure de labeur et de transpiration, l'enfant dit alors: "Let's speak in Japanese for now". Aha, et moi de dire: "Sorry but I have to go the toilet"..."oh mon dieu oh mon dieu, il faut parler japonais!" (rire intérieur). Nous avons passé la première séance à répéter 50 fois "watashi wa". Tel un lutteur, je regardais mon bourreau avec une sérieuse envie de meurtre mélangée à la culpabilité de ne pas avoir la bouche formée pour réciter ses stupides syllabes japonaises (enfin c'est l'émotion, pardonnez).

J'aime bien parler avec Riuji surtout parce qu'il a le don de se foutre magistralement de ma gueule à chaque fois que je dis une connerie. Il est généralement rare qu'un japonais se moque de vous quand vous faites des erreurs en japonais. Mais bon, j'aime bien la franchise, même si elle est cruelle. "Watashi wa...." et automatiquement "Hihihihihihihihi" (prenez le rire démoniaque des méchants chinois dans les films hollywood et vous avez le scénario)
L'amour s'en va comme cette eau courante
            L'amour s'en va
       Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente

    

Quand j'ai relu le Pont Mirabeau avant le cours, j'ai été pris d'un petit sourire ironique qui se mélangeait joyeusement à de la tristesse. Je n'aimais pas vraiment beaucoup ce poème avant. Je ne le comprenais pas. Il est drôle de ne pas comprendre les choses à un moment donner et d'y rentrer plus tard, en se trouvant stupide de ne pas avoir accordé la bonne corde au bon moment. Le poème est arrivé à un drôle de moment. Comme si j'étais sur le Pont Mirabeau. Vous objecterez une identification stupide et adolescente. Peut être: mais Apollinaire a Tokyo, je sais pas pourquoi, ça résonne, ça brille. Le poème m'a pris: qui aurait cru qu'un poncif de la littérature française m'aurait fasciné au Japon? Comme quoi c'est en allant loin de chez soi qu'on se rend compte de certaines choses. Enfin, le contexte personnel s'y prête aussi. Merci Riuji!

"Et comme l'Espérance est violente". Mon humeur sinusoïdale et élégiaque y a d'abord trouvé une source de drâme impressionnante. Après quand on prend un peu de recule, on réfléchit à l'espérance et on la trouve ridicule. L'espérance est-elle une absurdité? Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c'est qu'elle nous propulse vers quelque chose qui n'existe pas, et nous alliène dans notre appréhension du présent. Certains objecteront que le présent n'existe pas. Je ne sais pas, je doute parfois quand à la possibilité d'un bonheur présent. Cependant, la réalité n'est qu'un présent, une succession de présents. Enfin bon, du bavardage verbeux et spirituel tout ça. Entre ce que disent le coeur et l'esprit, il y a un monde (Dressez vous contre le dualisme!). La sensation est toujours la plus forte, le sentiment et l'expérience aussi. L'espérance est violente? Mais n'est-elle de l'esprit? A quand la sensation qui submergera l'espérance?


Passent les jours et passent les semaines
            Ni temps passé
       Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

     Vienne la nuit sonne l'heure
     Les jours s'en vont je demeure

Cela fait maintenant près de deux mois que je suis à Tokyo. Le temps passe à une vitesse qu'il n'est permis d'imaginer. Il est parfois dur de trouver sa place dans cette année particulière. Année sans réel but, année de repos avant l'entrée dans la vie un peu plus active, j'avoue avoir eu un peu de mal à m'habituer à la grande Tokyo, aux récents et douloureux changements de ma vie, et surtout au futur pour l'instant vide de projets qui se profile. Le nombre de bières écoulées ne m'a pas vraiment encore montré la voie de la sagesse au Pays des Fourmis. On ne s'y sent pas bien. On ne s'y sent pas mal. C'est un entre deux, comme un peu partout. Pas envie de rentrer en France, pas envie de repartir en arrière non plus, même si parfois la nostalgie guette un peu.

Nous ne sommes nulle part. Nous sommes dans une année où être perdu n'est pas un luxe mais un mot d'ordre. Certains retombent rapidement sur leur pattes et trouve de quoi orienter un peu le chaos de l'égarement. Parfois il faut un peu plus de temps. Et tout avance grâce au présent. Ce qui, je dois bien l'avouer, lui fait une belle jambe à ce salaud!

 Vienne la nuit sonne l'heure
     Les jours s'en vont je demeure

3 commentaires:

  1. Paul, je suis désolée, mais ton paragraphe avec "sorry I have to go to the toilet" m'a mis "madame j'ai envie d'aller au toilette" (chanson culte s'il en est !) dans la tête. Mais je sais que tu ne m'en voudras pas de penser à un truc aussi débile en lisant un bel article. (N'oublie pas que tu es passé à côté d'une carrière de raggaman réunionnais)

    bises

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  2. Paul! J'ai beaucoup aimer cet article! Figure toi que moi aussi je donne des cours de francais a mon amie anglaise ici! Bon pas aussi pousser que toi - on bloque sur des choses tel que le coq en francais fait cocorico et en anglais fait cock-doodle-doo! ^___^
    Continue a ecrir !!!
    Bisous

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  3. très bel article Paul merci beaucoup ! J'aime beaucoup ton style et ai hâte de lire tes prochaines impressions nippones (ni mauvaises ^^). Bonjour depuis Paris (où il pleut et il fait froid) et d'où nous savourons vos expériences, comme nous les avons aussi vécues l'année dernière, maintenant une lointaine (et pourtant bien proche) impression

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